LA RELATION ACTANCIELLE DANS LUMIERES DES TEMPS PERDUS D’HENRI DJOMBO
Régina Véronique ODJOLA
Université Marien Ngouabi Brazzaville – Congo
regina.odjola@yahoo.fr
Résumé
La communication est un maillon important dans la prise en charge médicale des patients. Il est en effet primordial que les soignants et les patients se comprennent parfaitement pour une offre de soin optimale. Le multilinguisme de la société burkinabé associé à l'absence de politique de traduction dans les domaines sociaux sensibles comme celui de la santé impose aux praticiens des solutions alternatives souvent inadaptées. Le présent article analyse des pratiques mises en œuvre par des mé-decins pour faciliter la communication interlinguale avec les patients dans le cadre de leurs consulta-tions. Il examine le contenu sémantique, culturel et structurel d'un corpus collecté au cours de trois séances d'interprétation médicale selon le modèle de "conversation analysis" et s'interroge sur la per-tinence et les conséquences de telles pratiques sur l’offre de soin. Il recommande des études pour évaluer l’impact de l’absence de politique nationale de traduction sur la santé des populations à court, moyen et long terme.
Mots-clés : Interprétation - Hôpitaux-- Consultations- Multilinguisme - Burkina Faso.
Abstract
Communication is an essential tool in care provision. It is crucial for patients and care providers to understand one another if optimal care provision is to be achieved. The multilingual nature of Burk-inabe society and the lack of a translation policy governing hospitals and other social contexts often force care providers to adopt inadequate solutions. This paper investigates strategies developed by medical doctors to facilitate interlingual communication during consultations. It uses the "conversa-tion analysis" method to examine the semantic, cultural and structural content of exchanges between doctors and patients during three consultations involving medical interpreting and discusses the relevance and consequences of such practices on the quality of health provision. It concludes with recommendations for further studies to determine the human and financial cost of the absence of a national translation policy in the short, medium and long term.
Keywords: Interpreting - Hospitals- Consultations - Multilingualism - Burkina Faso.
INTRODUCTION
Introduction
La recherche dans le domaine de l’interprétation s’est développée au cours des dernières décennies avec l’apparition d’un nouveau domaine d’étude dans les années 1990 qui est le ‘community inter-preting’ (Pöchhacker et Shlensinger 2007 : 1). Dans ce nouveau domaine, en plus de l’interprétation dans les tribunaux et celle des signes pour les sourds et malentendants, l’interprétation dans les hôpi-taux s’est progressivement imposée et dans la pratique et à la recherche, incitée par le nombre élevé d’immigrants et de déplacés enregistrés de par le monde. Ainsi, des chercheurs, conscients du rôle prépondérant que joue la communication dans la prise en charge des malades, se sont intéressés au volet interprétation dans les hôpitaux pour la décrire, l’analyser, ou voir dans quelle mesure la re-cherche peut se mettre au service de la pratique en vue de l’améliorer (Leanza 2007, Valero Garces 2007, Angelelli 2004, Hale 2007, Roat et Crezee 2015, Crezee 2013, etc.).
C’est le même objectif qui nous amène à nous pencher sur l'interprétation dans les centres de santé au Burkina Faso où on enregistre un volume très important de cette pratique de manière informelle et souvent hasardeuse du fait de la configuration linguistique du pays et des politiques institution-nelles mises en place par ses gouvernants. Notre approche vise à décrire et à analyser les pratiques actuelles au Burkina Faso, dans le but de trouver à terme une solution plus pérenne à cette probléma-tique.
Notre étude s’inscrit dans le domaine général de l’interprétation dans les services sociaux, plus con-nue en anglais sous le nom de « Community Interpreting », qui pourrait être défini comme toute interprétation visant à aider des individus ou des groupes dans une société donnée, qui ne parlent pas la langue officielle ou la langue dominante, pour qu’ils puissent avoir accès à des services de base et communiquer avec le prestataire de service (Shlesinger 2011 :6) cité par Bancroft (2015 : 219).
Le présent article s'inspire du "conversion analysis" de Heritage (1995) et du "discourse analysis" de Hlavac (2017). Il tente d'analyser au micro niveau les transcriptions de trois consultations qui ont eu lieu dans les formations sanitaires du Burkina Faso, pour déterminer ensuite dans quelle mesure les contextes institutionnels, culturels, de même que les statuts sociaux des intervenants jouent sur le contenu sémantique des conversations. Il examine les rôles des intervenants à la conversation, exa-mine leur attitude corporelle et linguistique lors de la conversation, de même que leur compétence.
Le modèle du « conversation analysis » de Heritage (1995) fait une description qualitative des dis-cussions enregistrées, analyse non seulement les mots utilisés de part et d’autres mais aussi d’autres critères tels que l’intonation, le langage non verbal, le langage gestuel etc. L’approche du « conver-sation analysis » part du postulat que le cadre dans lequel la conversation a lieu a une influence sur le contenu de celle-ci et que les acteurs peuvent ne pas pouvoir édicter ces règles mais seraient ca-pables de les appliquer quand ils se trouvent dans ces cadres institutionnels donnés. Nous nous ins-pirons aussi du partage des rôles et de l'analyse des discours de médiateurs linguistiques non profes-sionnels de Hlavac (2017) qui analyse le double rôle de médiateur et d'interprète joué au cours de certaines interactions sociales.
Dans ce cas précis, nous allons nous intéresser aux points suivants : les rôles des différents partici-pants à la conversation et les contraintes institutionnelles détectées dans la conversation. Nous y ajouterons une analyse textuelle des éléments sémantiques présents dans la traduction, qui peuvent être révélateurs de contraintes culturelles.
Précisons avant de poursuivre, que le terme traduction est pris ici dans son sens générique, comme toute méthode de transfert d’un message d’une langue à l’autre (« any method of transfer, oral and written, from writing to speech, from speech to writing, of a message from one language into ano-ther”) (Newmark, 1983: 13).
Les données fournies par le ministère de la santé dans son annuaire statistique 2017 et les données collectées auprès du personnel soignant au Burkina Faso présentées dans Sanon-Ouattara (2016) ont également alimenté notre réflexion. Certaines conclusions de l’atelier organisé au mois d’octobre 2018 par le Laboratoire de langues et cultures anglophones de l’Ecole doctorale lettres, sciences humaines et communication (LE.SH.CO) de l’Université Joseph KI-ZERBO seront aussi exploitées pour les besoins de l’analyse. Cet atelier avait pour thème « Traduction interlinguale et communica-tion pour la santé au Burkina Faso » et a regroupé des acteurs de la santé, des professionnels de la communication des chercheurs et des responsables d’ONG.
1- Contexte de l’étude et présentation du corpus
2.1 La situation linguistique du Burkina Faso
Le Burkina Faso est un pays d’une soixantaine de langues qui a choisi le français comme langue officielle, malgré le fait que les locuteurs de cette langue soient minoritaires : :1,21% selon le der-nier recensement des personnes et des habitations (RGPH 2006) mené par l’Institut National de la Statistique et de la Démographie (INSD) et 25% selon le site http://observatoire.francophonie.org/2018/synthese.pdf, ce qui demeure toujours faible. On divise souvent le pays en trois grandes zones de communication qui sont le centre où le mooré est utilisé comme lingua franca, le nord où le fulfuldé est parlé et l’ouest qui utilise comme lingua franca le dioula. Il s’agit là d’une configuration généraliste et un peu trop simpliste de la situation linguistique du Burkina Faso, parce qu’à côté de ces langues de grande communication, il existe plusieurs groupes linguistiques minoritaires qui ne parlent aucune de ces langues.
La question des droits linguistiques semble prise en compte dans la constitution du Burkina Faso, en son article premier du titre I qui stipule que « les discriminations de toutes sortes notamment celles fondées sur la race, l’ethnie, la région, la couleur, le sexe, la langue, la religion, la caste … sont pro-hibées ». Cependant, on constate qu’aucune politique, ni linguistique, ni de traduction n’est mise en place pour garantir ce droit. En outre, les besoins de traduction sont rarement pris en considération dans les plans stratégiques des gouvernements ou des agences d’aide.
2.2. L’organisation du système de santé au Burkina Faso
Le système de santé comprend trois niveaux dans sa structuration administrative: le niveau central composé des structures centrales et rattachées organisées autour du cabinet du ministre et du secré-taire général, le niveau intermédiaire qui comprend treize directions régionales et le niveau périphé-rique qui comprend les districts sanitaires qui étaient au nombre de soixante-dix (70) en 2017 (minis-tère de la santé 2017). Les structures publiques de soins sont aussi organisées en trois niveaux qui assurent des soins primaires, secondaires et tertiaires. Le premier niveau correspond au district sani-taire qui comprend deux échelons : le premier échelon de soins est le Centre de Santé et de Promo-tion Sociale (CSPS) qui étaient au nombre de mille huit cent trente-neuf (1839) en 2017 pour ce qui est du public ; le deuxième échelon de soins est le Centre Médical avec Antenne chirurgicale (CMA) qui est le centre de référence des formations sanitaires du district. En 2017, on dénombrait quarante-cinq (45) CMA fonctionnels. Le deuxième niveau est représenté par le Centre Hospitalier Régional (CHR). Il sert de référence aux CMA. Le troisième niveau est constitué par les Centres Hospitaliers Universitaires qui sont les niveaux de référence les plus élevés. Il existe d’autres structures publiques de soins telles que les services de santé des armées et les services de santé des travailleurs. En plus des structures publiques, le Burkina Faso compte des structures privées concentrées dans les villes de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso. En 2017, on dénombrait cinq cent dix-neuf (519) structures privées de soins (ministère de la santé 2017).
Il faut noter que les médecins ne sont pas les seuls prestataires de soins qui posent des diagnostics et proposent des traitements dans le système sanitaire du Burkina Faso. Les trois niveaux d’offre de soin décrits dans l’organisation du ministère sous-entendent que les malades sont d’abord reçus et traités au premier niveau et référés ensuite aux niveaux suivants en cas de complication de la patho-logie ou de non satisfaction du patient. En théorie, les infirmiers sont des exécutants de soins mais dans la pratique et par délégation de tâche, au Burkina Faso, il y a même un niveau en dessous des infirmiers appelés les agents de première ligne (APL) constitués d’agents itinérants de santé et d’accoucheuses auxiliaires qui posent des diagnostics et proposent des traitements. Tout ce person-nel public est affecté pour nécessité de service, et se trouve confronté à un moment ou un autre de leur carrière à ce problème de communication interlinguale.
On note en outre la présence de médecins étrangers qui exercent dans les formations sanitaires pu-bliques du Burkina Faso dans le cadre d’accords de coopération. C’est le cas des médecins cubains actuellement dans les centres hospitaliers universitaires de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso qui ne parlent qu'espagnol pour la plupart d'entre eux, ce qui influence négativement le déroulement des consultations médicales.
2.3. La problématique de la communication dans les formations sanitaires
Quand on parcourt les activités du ministère de la santé déclinées dans l’annuaire statistique, on se rend compte que la présence du personnel soignant correspond à la disponibilité des soins et à la prise en charge des malades. La question de la communication est inexistante. Autrement dit, il suf-fit qu’un personnel donné soit affecté dans une zone pour que l’on considère que cette zone a accès à des soins appropriés. Toute la population burkinabé a pourtant assisté ou été confronté ne serait-ce qu’une fois à ce problème de communication dans les formations sanitaires. Il existe un nombre in-calculable d’anecdotes sur les agents de santé et les patients qui ne se comprennent pas. Les agents de santé eux-mêmes reconnaissent que cette difficulté de communication avec les patients consti-tuent un grand handicap dans l’offre de soins. L’atelier d’octobre 2018 organisé par le Laboratoire de langues et cultures anglophones a également révélé ce fait (Yoda, Sanon, Batchelor, Sambou 2018).
2. 4 Présentation du Corpus
Le corpus analysé ici provient d’enregistrements réalisés lors des consultations de médecins entre octobre et novembre 2018 dans deux centres hospitaliers universitaires du Burkina Faso, à savoir celui de Ouahigouya dans la région du nord et celui de Bobo-Dioulasso la deuxième plus grande ville du Burkina Faso après Ouagadougou, située à l’Ouest du pays.
Le premier élément du corpus est une consultation qui a eu lieu au mois d’octobre 2018, au Centre hospitalier universitaire de Ouahigouya, dans le service d’hépato-gastro entérologie, entre un méde-cin burkinabé ressortissant de la région de l’Ouest, donc qui théoriquement comprend Dioula et un patient peul, ressortissant du nord qui ne parle que fulfuldé. L’enregistrement a été fait par le mé-decin lui-même par souci de confidentialité et pour ne pas gêner le malade de la présence d’une per-sonne étrangère. Il a ensuite été transcrit intégralement et les passages en fulfuldé ont ensuite été retranscrits en français pour les besoins de l’analyse.
Le deuxième et le troisième élément sont des enregistrements de consultations faites au mois de novembre 2018 au centre hospitalier universitaire de Bobo-Dioulasso, à l’ouest du pays au service de gynécologie obstétrique. Les enregistrements ont été réalisés par l’un des assistants recrutés dans le cadre de la présente étude. Il a été autorisé à assister aux différentes consultations. La première consultation se passe entre un médecin ressortissant du plateau central qui a comme langue mater-nelle le mooré et une patiente résidant à Bobo-Dioulasso qui a le dioula comme lingua franca. Aucun interprète n’était prévu et la patiente n’était pas accompagnée non plus. Le médecin qui s’est rendu compte de la difficulté de consulter dans ces conditions a fini par réquisitionner notre assistant qui est étudiant en 7ème année de médecine, pour qu’il lui serve d’interprète. Cela dénote du vide insti-tutionnel qui existe à ce niveau.
Pour la deuxième consultation, la même configuration et le même scénario se sont reproduits. Le médecin ne comprend pas dioula alors qu’il sert à Bobo Dioulasso. Notre assistant lui a également servi d’interprète. Toutes ces données constituent le corpus mais par souci de clarté, nous allons nous référer au premier élément du corpus comme le corpus 1, au deuxième élément comme au cor-pus 2 et au troisième élément comme au corpus 3.
3. Analyse
En rappel, dans la méthodologie les points annoncés pour l’exploration sont : les rôles des différents participants à la conversation, les contraintes institutionnelles détectées dans la conversation, les unités sémantiques et les contraintes culturelles présentes de part et d’autre et les rôles joués par les inter-prètes ad hoc.
Plusieurs informations peuvent se retrouver dans les mêmes passages et des recoupements entre les thèmes sont possibles au sein des mêmes extraits. Néanmoins, nous allons tenter ce traitement thé-matique.
3.1. Rôle des participants à la conversation
L’analyse révèle une confusion dans le rôle des participants à la consultation. L’institution n’ayant pas prévu d’interprète officiellement, les médecins trouvent leurs propres moyens de communiquer avec les patients. Ils font appel à toutes les personnes volontaires non professionnels ou à des inter-prète ad'hoc qui sont souvent des membres de la famille, des amis ou autres connaissances commis à la tâche pour interpréter, ce que Hlavac (2017 : 199) qualifie de "brokers". Etant donné la non-préparation de ces derniers pour les tâches qu'on leur demande, on constate qu’ils changent cons-tamment de rôles.
Dans les extraits qui suivent, nous voyons que les rôles des différents acteurs changent continuelle-ment. L’interprète du corpus 1 est tantôt assimilé à la famille, tantôt au patient, tantôt il est fait ap-pel à son rôle d’interprète. Dans le corpus 2, l’interprète s’assimile plutôt au médecin et prend ses distances avec la patiente dans le choix de ses mots, le type de discours utilisé, sa position physique par rapport au patient et au médecin. L'intonation et la posture des intervenants à la conversation démontrent que le médecin est la seule autorité dans cette interaction. Le patient et son accompa-gnant devenu "interprète ad'hoc" par la force des choses arrivent à peine à regarder le médecin dans les yeux. Le patient lui-même était très peu bavard et cela peut s'expliquer par plusieurs facteurs dont celui culturel et linguistique. En effet, le fait de parler la même langue que son interlocuteur, crée un sentiment de confiance et d’appartenance à un même groupe ou à une même famille selon les théories du code-switching.
Extrait 1 du corpus 1: exclusivement en français entre le médecin et l'interprète
Médecin : Est-ce que Dicko Harouna c’est ton frère ?
Interprète ad'hoc : Oui
Médecin : Vous venez de Djibo ou bien c’est lui seul qui vient de Djibo.
Interprète ad'hoc : Nous sommes tous de Djibo
Médecin : Tu comprends bien le Français ?
Interprète ad'hoc : Oui
Médecin : Je vais t’expliquer la maladie de ton frère, tu vas essayer de lui expliquer.
Par cet extrait, on imagine que le médecin avait déjà vu le malade, avait examiné ses symptômes et avait eu des difficultés de communication et qu’il est ensuite sorti chercher de l’aide. Il n’a pas de-mandé le nom du malade, il le connaissait. Il a plutôt cherché à établir la relation entre le malade et celui qui allait lui servir d’interprète ad’hoc. C’est un frère du malade. Le médecin n’en est pas convaincu (en raison du sens dans lequel le mot « frère » est utilisé en Afrique) puisqu’il demande si l’interprète aussi vient de Djibo. Ensuite, il demande si l’interprète parle bien le français et enfin il définit à l’interprète son rôle dans cette interaction qui est d’écouter son explication sur la maladie de son frère et « d’essayer de lui expliquer ». Le médecin tente de définir les rôles sans être con-vaincu de la compétence de son interprète ni en français encore moins en interprétation. Il n’y a eu dans cette partie qu’un dialogue entre le médecin et l’interprète ad’hoc qui est en même temps l'ac-compagnant du patient. Ce dernier a assisté à ce dialogue comme un spectateur, ce qui dénote une certaine confusion dans les rôles. L'interprète ad'hoc ne fait pas qu'interpréter, il est membre de la famille du patient et donc aussi concerné par sa maladie. Les rôles conventionnels auxquels on pou-vait s'attendre sont que le médecin, l'interprète ad'hoc et le patient restent chacun dans leurs rôles. Le médecin n'aurait pas besoin d'expliquer à l'interprète adh'oc son rôle, ni de vérifier s'il comprend le français. Cette situation est identique à celle des brokers décrite par Hlavac (2017)
Extrait 1 du corpus 2
Médecin : est ce que tu parles français ?
Interprète ad’hoc : I bi tubabu kan mê wa? (est-ce que tu parles le français ?)
La patiente : Nti tubabu kan mê (je ne parle pas le français)
Le docteur : comment allons-nous faire pour nous comprendre ?
Ce premier interrogatoire du corpus 2 démontre qu’il y a un acteur qui manque dans la chaine. La réponse donnée par la patiente en dioula fait comprendre au médecin qu'il aura du mal à communi-quer avec la patiente. Le médecin se demande comment ils vont se comprendre dans la mesure où ils ne parlent pas la même langue. Il dit "comment allons-nous nous comprendre?" C’est alors que notre assistant vient à la rescousse. Les rôles ne sont pas clairement définis ici. Celui qui devait être obser-vateur se retrouve partie prenante de l’interaction. Il a donc une double casquette. Il a même trois casquettes parce que cet assistant se trouve être un étudiant en 7ème année de médecine, donc presque médecin. Sa position par rapport au médecin consultant et au patient démontre la position qu'il occupe. Il est assis du même coté que le médecin contrairement à l'interprète ad'hoc du corpus 1 qui était assis à côté du patient et face au médecin
Extrait 2 du corpus 1
Médecin : Il faut lui dire que c’est son foie qui est malade.
Interprète ad'hoc : Ô wi hèèrè ma naawata (Il dit que c’est ton foie qui est malade).
Médecin : s'adressant à interprète "Est-ce que tu sais ce que c’est que le foie"
Interprète ad'hoc : Oui
Médecin : Le foie est où ?
Interprète ad'hoc : Sur le ventre (il montre la partie gauche du ventre)
Médecin : Non, c’est sur la partie droite du ventre
Le médecin n’étant toujours pas convaincu de la compétence de son interprète engage un dialogue avec lui : « est-ce que tu sais où se trouve le foie? » Ensuite il demande à l’interprète de lui montrer le foie. Il utilise le langage des signes pour demander à l’interprète de lui montrer où se trouve le foie. Ici le médecin fait appel à la connaissance de l’interprète de l’anatomie du corps humain pour s’assurer qu’il connait l’organe malade. L’interprète apparemment a montré la partie gauche du ventre et le médecin le reprend en disant : « non c’est sur la partie droite ». Là encore, nous assistons à une confusion des rôles. Le patient est un spectateur et n’intervient pas dans une interaction où il est censé en être l’acteur clé.
En lisant entre les lignes de cette conversation entre le médecin et l'interprète, on y voit les compé-tences théoriques requises pour être un interprète professionnel pour le milieu médical. Il faut un minimum de connaissances techniques sur l’anatomie de la spécialité concernée. L'on peut se de-mander aussi pourquoi le médecin pose ses questions aussi techniques à l'interprète ad'hoc en sa-chant d'avance la réponse.
Extrait 2 du corpus 2
Médecin : qu’est ce qui ne va pas ?
Interprète ad'hoc : I na kun yi min le ye (quelle est la raison de ta venue ici ?)
La patiente : N'taara peselira le o y'a fô ko tension yêlêla , o ko n ka ta CMA lemourou lôgô sira kan( je suis partie faire ma pesée et on m’a fait savoir que ma tension est élevée et on m’a référée au CMA sur la route du marché de fruits
Interprète ad'hoc : elle dit qu’elle est partie faire sa pesée et que sa tension était élevée et on l’a référée au CMA, et c'est la raison pour laquelle elle est venue.
La patiente : N y'i tile saba le kê o yorola o y'i nbla ka na yan (j’ai fait trois jours là-bas avant qu’ils ne m’envoient ici)
Interprète ad'hoc : elle a fait trois jours là-bas avant qu’on ne l’envoie ici
L’interprète ad'hoc dans cet extrait s’assimile au médecin par l’utilisation du discours direct quand il s’adresse à la patiente et par le discours indirect quand il traduit les propos du patient au médecin. Il agit ici encore comme les "brokers" tels que décrit par Hlavac (2017). Cela se comprend aussi aisé-ment car comme annoncé plus haut l’assistant à la présente étude est un étudiant en fin de cycle de médecine qui par moment enfile ses attributs de médecins.
3.2. Contraintes constitutionnelles
Extrait 3 du corpus 1
Médecin : Il faut lui expliquer que c’est le foie qui est malade et c’est ce qui fait qu’il a l’eau dans le ventre et dans les testicules.
Interprète ad'hoc : Ô wi dè diyam na woni leyi leedu ma et leyi tedeki ma. ( Il dit qu’il y a l’eau dans ton ventre et dans tes intestins).
Médecin : D’habitude quand il y a l’eau dans les testicules on opère, mais lui sa maladie est telle qu’on ne peut pas l’opérer. Il faut lui expliquer.
Interprète ad'hoc : Ô wi gnawu ma ô waawa wadèèdè opere dè, diyam na woni faa heewi. A faami ?
Il dit qu’on ne peut pas t’opérer et qu’il y a l’eau dans ton ventre. Tu as compris ?
Patient : Ayo (Oui)
Dans cet extrait 3 du corpus 1, l’interprète emploie le style indirect. « Il dit que…. ». Il ne s’assimile pas au médecin. L’intonation de sa voix, plus basse que celle du médecin fait croire qu’il a cons-cience qu’il est dans un cadre formel avec des règles à suivre. Il est comme intimidé et cela peut être dû au cadre, ou à la nervosité liée à son rôle imprévu d’interprète ou à sa non-maitrise du français. La docilité de l’interprète et son adhésion aux questions du médecin peuvent être dues au cadre institutionnel formel. Il est vrai que les trois acteurs ici sont de sexe masculin et que cela pose moins de problèmes dans le contexte burkinabé, mais le cadre institutionnel dans lequel a lieu l’interaction donne plus de poids au médecin qui à son gré pose des questions et donne des directives à l’interprète qui ne s’en dérobe pas.
Dans les extrait du corpus 2 présentés plus haut, l’interprète ad’hoc est dans son milieu naturel si bien qu’il n’a aucun complexe vis-à-vis du médecin qui pose les questions. Le ton de la conversation avec la patiente est formel et respecte le cadre institutionnel qu’est l’hôpital. Cet interprète de cir-constance est bien conscient du cadre institutionnel dans lequel la conversation a lieu et se concentre sur ce seul sujet.
L’implicite dans tous ces extraits présentés plus haut et même de ceux qui suivent, c'est un vide ins-titutionnel dans l’assistance linguistique. Les questions récurrentes des médecins portant sur les langues que parlent les patients indiquent suffisamment leur situation inconfortable.
3.3. Contenu sémantique et contraintes culturelles
De nombreux cas de différences sémantiques ont été constatées entre d’une part les déclarations du médecin et celles de l’interprète et d’autre part entre celles des patients et celles des interprètes qui peuvent être interprétées de plusieurs manières.
Dans l’extrait 3 du corpus 1 présenté sous le point ‘b’, le médecin parle de testicules pendant que l’interprète parle d’intestins. Plus bas, il traduit le même mot par ventre. Cette distorsion dans la traduction du mot testicule peut être une action consciente de l’interprète. Le mot omis concerne les organes génitaux et, en Afrique de manière générale, et plus particulièrement dans la communauté peule, ces mots considérés comme tabous sont exprimés par des circonlocutions ou omis. Cet aspect culturel se retrouve dans la traduction de ce passage. L'on peut se demander pourquoi le médecin qui est aussi imprégné des questions culturelles a brisé ce tabou. Une explication plausible à cet état de fait est que les langues locales se prêtent mieux à cet euphémisme que le français; et le médecin qui s'exprimait en français n'a pas eu d'autres choix.
Il en est de même pour le passage suivant où le médecin explique comment il va utiliser le spéculum pour examiner une patiente. Il dit qu’il va introduire le spéculum dans le vagin et tente de rassurer la malade qu’elle n’aura pas mal mais qu’il faut qu’elle se relâche. L’interprète résume les mots du mé-decin en se gardant bien d’évoquer le mot sensible.
Extrait 1 du corpus 3
Médecin : madame, je vais vous examiner avec ceci. Donc, venez vers moi, venez-vous coucher ici
Interprète ad'hoc : jigui donni (descends un peu)
Médecin : venez ! on appelle ça un spéculum. On l’introduit à l’intérieur du vagin. Ça ne fait pas mal. Il faut vous relâcher, couchez-vous.
Interprète ad'hoc : I ya mê wa? I ka n'i yere dja (est-ce que tu as entendu ? il ne faut pas te raidir, il faut te relâcher)
De même, les extraits qui suivent démontrent tous des différences dans le contenu sémantique des deux messages, certains illustrant des réalités socioculturelles.
Extrait 3 du corpus 2
Médecin : mais qu’est-ce qu’elle a aujourd’hui ? qu’est-ce qui ne va pas réellement ? A-t-elle mal à la tête ? A-t-elle- des vertiges ? Sa vision est-elle floue ?
Interprète ad'hoc : mun lo bi ira bi? I kun bi dimi wa? I nye bi minimini wa?(qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? as-tu mal à la tête ? as-tu le vertige ?)
La patiente : Bii, Nbi Ala tando, foyi ti dimi, fari ka fisa (aujourd’hui je rends grâce à Dieu je n’ai rien, je me sens bien).
Interprète ad'hoc : elle dit qu’elle n’a rien
Cet extrait illustre la réalité pieuse des communautés africaines. Le médecin demande à la patiente ce qui ne va pas pour justifier sa présence dans son bureau. Cette dernière répond : « aujourd'hui je rends grâce à Dieu, je n’ai rien, je me sens bien ». Et l’interprète qui n’est pas surpris de cette décla-ration qui est très courante dans la communauté dioulaphone ne la traduit pas. Il se contente de dire au médecin « elle dit qu’elle n’a rien ». Culturellement, cette réaction est celle du "yelkayé » . Par principe, les Burkinabé disent toujours que tout va bien quand on tente de s'enquérir de leur état de santé même quand tout va mal. Cette réponse a l'air pourtant incongrue dans un contexte hospitalier où on ne se présente que quand on a un souci de santé.
Extrait 4 du corpus 1
Médecin : Il faut que vous vous couchiez à l’hôpital parce que vous devez faire beaucoup d’examens et il y en a qu’on ne peut pas faire si on n’est pas à l’hôpital. S’il acceptait de se coucher à l’hôpital, moi j’allais enlever l’eau qui est dans son ventre pour aller regarder. S’il n’est pas à l’hôpital, je ne peux pas faire ça.
Interprète ad'hoc: ô wi dè, so wana dôgôtôrôrè fu gnawu ma ngun waawa sawurèdè. (Il dit qu’on ne peut pas soigner ton mal si tu n’es pas à l’hôpital).
Patient : So wana dôgôtôrôrè fu waawa? ( Si ce n’est pas à l’hôpital on ne peut pas soigner ?)
Interprète ad'hoc : Ayo (Oui).
Dans l'extrait 3 du corpus 1 présenté plus haut à la page 7, l’interprète dit tout autre chose « Il dit qu’on ne peut pas t’opérer et qu’il y a l’eau dans ton ventre. Tu as compris ? Est-ce une relation de cause à effet qu’il établit ? Est-ce une juxtaposition? La première partie du message est complète-ment ignorée. Dans cet extrait, la dernière intervention du médecin tente d’expliquer le protocole de soin et d’avoir l’adhésion du malade pour une hospitalisation. L’interprète lui, résume tout en disant seulement « il dit qu’on ne peut pas soigner ton mal si tu n’es pas à l’hôpital ». Il n’en donne pas les raisons; il va à l’essentiel. N’est-ce pas le résultat final qui importe ici? Que le malade comprenne ou pas pourquoi il doit être à l’hôpital n’est pas important. Il faut qu’il y soit. Est-ce une stratégie déli-bérée ou une difficulté de traduction ou d’explication de ce long passage qui a conduit l’interprète à cela? Le médecin connait aussi la mentalité de cette population et sait qu’elle redoute les hospitalisa-tions et préfère les traitements en ambulatoire. Les hospitalisations sont en effet redoutées par les populations rurales du Burkina Faso qui estiment qu’elles sont couteuses et contraignantes. Les ma-lades préfèrent recourir aux guérisseurs traditionnels et ne viennent à l’hôpital en dernier ressort que lorsque toutes les autres tentatives de soin ont échoué. Le patient, comme pour confirmer sa crainte, pose une question d’éclaircissement sur ce point précis à l’interprète comme pour se rassurer qu’il a bien compris.
Dans cet extrait on note également une confusion des rôles (Hlavac 2017). Cela ressort de l'hésita-tion du médecin sur la cible de son message. Il commence à s’adresser au patient et à son accompa-gnant interprète en utilisant "vous". Dans la suite du message il dit « s'il acceptait de se coucher ….» comme s'il s'adressait à l'interprète et non au patient.
Extrait 4 du corpus 2
Le docteur : bon, il faut qu’elle sache que la tension pendant la grossesse est compliquée. Je vais l’examiner d’abord, prendre la tension, examiner la grossesse, analyser les urines, puis me prononcer sur l’évolution. Mais dans tous les cas, il faut qu’elle se repose. Qu’est-ce que vous faîtes comme travail ?
L’interprète ad'hoc : I bi mun baara lo kê ?(Qu’est-ce que tu fais comme travail ?)
La patiente : Nbi feereli kê lacoliso dara. Nbi sokonona baara fana kê (je suis vendeuse dans les écoles. Je fais la cui-sine à la maison aussi).
Interprète ad'hoc : elle est vendeuse
Médecin : combien de grossesse a-t-elle eu ?
Interprète ad'hoc : I y'i kognoya joli le soro?(Combien de grossesse as-tu eu ?)
La patiente : nka den fol ma to, sisan den fila lo bin fê (j’ai eu un premier enfant qui est décédé et actuellement j'ai deux enfants).
Interprète ad'hoc : c’est sa quatrième grossesse.
Médecin : combien d’enfants vivants ?
Interprète ad'hoc : Deux enfants vivants et un décédé.
Cet interprète comme le premier a plutôt résumé les propos du médecin. La décision finale est celle qui compte. Il est donc allé à l’essentiel du message dans la première partie de l’extrait en deman-dant à la patiente ce qu’elle fait dans la vie. Il a encore résumé le message de la patiente en ignorant la deuxième partie qui dit « je fais aussi la cuisine à la maison ». Cette partie a été jugée inutile sans doute parce que dans cette communauté, une femme qui fait la cuisine à la maison ne travaille pas. C’est la conception de la communauté de Bobo-Dioulasso et même de tout le pays. Cette réalité ressort dans cette omission volontaire de l’interprète. A la question de savoir le nombre de gros-sesses que la patiente a eu, l’intéressée se lance dans des décomptes que l’interprète résume pour le médecin.
Extrait 5 du corpus 1
Médecin : Cela fait que ce que je vais lui donner comme examen n’est pas complet puisque vous ne serez pas à l’hôpital. Tu as compris ?
Interprète ad'hoc: Oui
Médecin : Il faut lui expliquer parce que tel que je te regarde, est-ce que tu lui expliques ?
Interprète ad'hoc: ô wi dè, so wana dôgôtôrôrè fu gnawu ma ngun waawa sawurèdè. (Il dit que si ce n’est pas à l’hôpital, il ne pourra pas bien te soigner).
Ici le médecin assimile l’interprète à l’accompagnant du malade. Celui-ci quitte son rôle d’interprète pour incarner celui de la famille du malade et s’engage dans un dialogue avec le médecin. Il y a des vides et le médecin se rend compte que l’interprète ne traduit pas tout et l’interpelle. Ce dernier finit par résumer les propos du médecin.
Extrait 6 du corpus 1
Médecin : Maintenant moi je vais mettre (prescrire ?) des médicaments qu’il va prendre à la maison. Mais il ne doit plus manger du sel.
Interprète ad'hoc : Ô wi a gnamata lamdam, ka gnaama lamdam kayi feyi. A faami ? Ô wi jooni ô hôkan en hôôten. Après o en waroy fu, egizamen ôn direkt (Il dit de ne plus manger du sel. Il dit qu’aujourd’hui il va nous donner des médicaments, et quand on reviendra après, il fera directement les examens.)
Médecin : Vous m’avez compris ? Il ne doit plus manger du sel.
Interprète ad'hoc : Ô wi ka gnaama lamdam kayi feyi (Il dit de ne jamais manger du sel).
Dans cet extrait, l’interprète dit des choses que le médecin n’a pas dites notamment « quand on re-viendra après, il fera directement les examens ». Le médecin lui parle de l’interdiction du patient à manger le sel, l’interprète a jugé bon d’ajouter ce commentaire sur le moment de faire les examens. Ensuite l’interprète assume son rôle d’accompagnant ou de famille du patient en utilisant à son tour le « nous ».
Extrait 2 du corpus 3
Médecin r : donc nous allons mettre des antibiotiques,
Interprète ad'hoc : I y’a famuya wa ? O bina fula wêrê di i ma jango tin ka wuli deen nin ka bô. (Est-ce que tu as compris ? on va te mettre des médicaments pour déclencher la douleur pour que l’enfant sorte).
Les propos du médecin n'ont pas été bien rendus. L'interprète tente une explicitation. Est-ce une erreur de traduction, une rectification de ce que le médecin (son futur collègue) voulait dire? Ce sont des questions qui restent posées. Du point de vue de l'interprétation, nous constatons que les contenus sémantiques des deux messages sont différents.
Extrait 7 du corpus 1
Médecin : Vous voyez que son ventre est gros. Est-ce que tu connais compresse ?
Interprète ad'hoc : Dubitatif
Médecin : Ce sont des tissus qu’on vend à la pharmacie, on peut coller ça pour que son ventre ne se gonfle pas.
Interprète ad'hoc : Ô wi ‘’compresse’ na wodi, dum yo kôlan e wuddu ma nu non wadata de nu mawunata. (Il dit d’acheter des pansements qu’il va coller sur ton nombril pour que ça ne se gonfle pas davantage). `
Médecin : Vous avez des questions ? Demande-lui s’il a des questions.
Interprète ad'hoc : Ô wi a na jogi kaala na ? (Il demande si tu as des paroles) ( questions).
Patient : jônkay, yala jooni wadèten ku ô haali ôn na en yahan wariyen ? (Est-ce que c’est maintenant on va le faire ou bien c’est après ?)
Interprète ad'hoc : Il demande si on va aller à la maison avant de revenir ou bien on va faire ça tout de suite ?
Médecin : Les examens ?
Interprète ad'hoc : Oui.
Médecin : Vous allez faire les examens en ville.
Interprète ad'hoc : Tout de suite ?
Médecin : Je ne sais pas. Vous allez demander là où on peut faire. Il est midi, on ne peut pas faire tout de suite.
Interprète ad'hoc : Donc on va passer à la maison d’abord.
Médecin : Je comprends, c’est pour chercher l’argent non ?
Interprète ad'hoc : Oui
Médecin : J’ai compris. Moi je vous donne les papiers. C’est à vous d’aller en ville chercher où vous pouvez trouver ça.
Médecin : Il faut lui expliquer ça. Moi je ne comprends pas le fulfuldé.
'zqInterprète ad'hoc : Ok.
Médecin : ça peut aller ? `
Interprète ad'hoc : Oui
Il y a beaucoup de confusions dans la traduction de ce passage. Quand le médecin dit qu’on peut coller des compresses pour que le ventre du patient ne gonfle pas davantage, l’interprète dit que le médecin dit d’aller acheter les pansements pour qu’il (le médecin) les colle sur le nombril (vraisem-blablement il a indiqué le nombril) pour que le ventre ne gonfle pas davantage. Le médecin a utilisé « on ». Il est difficile de dire s’il parlait de lui-même ou du patient. On a l’impression que c’est à cette question que le patient a réagi en demandant si « c’est maintenant qu’on va le faire ou bien c’est après? ». Et le médecin n’ayant pas compris à quoi le patient faisait référence, demande s’il s’agit des examens et l’interprète répond oui. S’ensuit encore un dialogue entre le médecin et l’interprète pour des explications et des précisions pour la suite du traitement.
4. Discussion et Commentaires
Un agent de santé, médecin ou para- médical, qui demande une assistance linguistique afin de faire son travail est une chose courante dans les formations sanitaires au Burkina Faso, surtout dans les zones périphériques où le taux d’analphabètes est plus élevé. Tous ceux qui fréquentent ces centres en ont été témoins ou acteurs à plusieurs occasions. En général, le prestataire de soins cherche l’assistance autour de lui, soit auprès de ses collègues, soit auprès des accompagnants du patient, soit après du personnel de soutien (manœuvres, filles de salle, etc.), soit auprès des accompagnants d’autres malades. La récurrence est liée à l’identité du soignant et à la zone où il sert. La difficulté n’est pas la même dans toutes les régions du Burkina, et quand un patient parle l’une des trois langues utilisées comme lingua franca dans les zones indiquées il est plus facile d’avoir un interprète dans ces situations. Il existe à côté de ces zones, d’autres régions du pays qui ne se retrouvent pas dans ce découpage.
Sanon Ouattara (2016) a fait une étude au macro niveau auprès des médecins et des patients pour évaluer les besoins de communication dans le domaine de la santé au Burkina Faso. Il est ressorti de cette étude plusieurs résultats qui sont entre autres l’incompréhension entre patients et soignants, les mauvaises traductions, la mauvaise administration des soins, le non-respect de la confidentialité, de la consultation, le non-respect de l’intimité des malades, des temps de consultations plus longs et la réticence de certains malades à communiquer devant un tiers. Les difficultés des patients se résu-maient à leur insatisfaction des soins reçus, de la gène qu’ils ont à s’exprimer devant un tiers et la réticence d'exposer toute l'histoire de leur maladie et même à fréquenter les centres de santé mo-dernes. La première conséquence évidente est l'insuffisance de qualité de la prise en charge des ma-lades et ce sentiment de frustration de part et d'autres.
La présente étude menée au micro niveau arrive comme un complément à la première et examine les difficultés rencontrées par les acteurs de la communication dans le domaine de la santé. Elle lève un petit bout du voile des pratiques de communication interlinguale qui ont lieu dans les formations sanitaires du Burkina Faso. Elle démontre concrètement comment les problèmes liés au besoin d’interprétation sont traités et présente les défis auxquels cette pratique de l'interprétation est con-frontée. La configuration linguistique et la politique d'affectation des agents de santé préfigurent des difficultés dans la communication interlinguale et inter culturelle. Les études de cas viennent alors confirmer ce à quoi les contextes linguistiques et institutionnels du Burkina prédisposaient. La collecte des données ne s'est faite que dans deux formations sanitaires, mais les résultats obtenus semblent applicables à toutes les formations sanitaires du Burkina Faso, la configuration linguistique et institutionnelle étant presque la même partout sur le territoire national.
La nécessité de mettre des communicateurs multilingues dans les services sociaux du Burkina Faso n'est plus à démontrer, car la communication est au cœur des soins de santé, comme nous le rappelle Roat et Crezee (2015 : 242): « Communication lies at the heart of healthcare. Without it, providers cannot provide good care, and patients are at risk..… ».
Comment peut-on alors expliquer cette indifférence autour de la question de l’interprétation dans un domaine aussi sensible que celui de la santé où la communication avec le malade est un grand fac-teur de soulagement? On constate par ailleurs que cette question ne semblent pas préoccuper les premiers acteurs à savoir les médecins eux-mêmes, et Roat et Crezee (idem) le résume encore bien en disant : « …It is surprising, in fact, that clinicians are not more worried than they are about the qua-lity of interpreting on which they depend ».
Quelles peuvent être les raisons de ce désintérêt des médecins et de cette indifférence des autorités gouvernementales?
Nous émettons quelques hypothèses.
Il y a tout d’abord l’organisation du système sanitaire du Burkina Faso, qui a été en grande partie hérité de celui de la France. Tout s’y passe comme si ces deux pays avaient les mêmes réalités. En France la nécessité de recourir à des interprètes est un fait assez récent; ce qui explique le fait que ce dispositif n’existe pas dans l’organisation d’offre de soins. La preuve en est aussi que le terme « community interpreting » dont il est question ici n'a pas d’équivalent officiellement reconnu dans la littérature française et francophone.
Par contre, l’Afrique en général et le Burkina Faso en particulier a bénéficié des services d’interprètes depuis le temps de la colonisation. D’abord avec les missionnaires qui ont longtemps œuvré dans le domaine de la santé et ensuite avec les colons, la présence d’interprètes a toujours été signalée au cours de leurs tournées africaines. Il existe au Burkina Faso plusieurs anecdotes sur les déboires qu’ont vécus les interprètes noirs suite à une mauvaise interprétation des ordres donnés par des médecins blancs. Cela constitue la preuve que ces facilitateurs de la communication ont existé au cours des consultations depuis cette époque. Apparemment l’avènement de la colonisation et la prise en main du système sanitaire du Burkina Faso par les nationaux a mis fin à cette pratique.
L’un des médecins présents à l’atelier de Ouagadougou a aussi indiqué le caractère sacré et invio-lable du secret médical qui milite pour que des interprètes ne soient pas formés pour les formations sanitaires. On peut voir dans cette réticence la peur des médecins de voir leur pouvoir empiété, ce qu'il constate malheureusement de plus en plus tant le recours aux interprètes devient de plus en plus incontournable. Dans les faits, ceux qui ont recours à des interprètes n’ont pas le choix, mais dans le dispositif actuel, ils sont les seuls maitres à bord et peuvent décider de s’en passer. Ils ont peut-être peur que l’institutionnalisation d’une telle pratique diminue leur pouvoir dans les hôpitaux.
Une raison non négligeable qui pourrait expliquer la réticence des autorités à franchir le pas vers un service de traduction dans les hôpitaux est la question des finances. Qui va payer ce nouveau per-sonnel ? Au moment où les gouvernants cherchent à réduire les charges de l’Etat, la tendance ac-tuelle est d’écarter toute action tendant à créer plus de charge pour l’Etat. Cette position est com-préhensible mais a-t-on tenu compte de tous les paramètres du problème? Roat et Crezee (2015) relate l’histoire de l’interprétation dans les hôpitaux américains qui au départ avaient en la matière le même vide que les hôpitaux du Burkina quoique les situations linguistiques des deux pays ne soient pas comparables. Ensuite, des arguments de loi (interdiction de faire de la discrimination), de justice sociale, de qualité des soins ont progressivement pris le dessus. L’argument financier qui au départ avait été évoqué a été revu car les autorités américaines se sont rendu compte que le fait de ne pas payer les interprètes pour apporter des soins de qualité coûtait plus cher à l’Etat en terme de temps d’hospitalisation, d’examens inutiles qui sont demandés au patient, de risque de contamination de toute la population en cas de non prise en charge adéquate de maladies infectieuses contagieuses. Et, en faisant la péréquation entre les coûts des services d’interprète et les charges de revient de l’hôpital, la balance était plus favorable à la mise à disposition d’interprètes dans les hôpitaux.
Les questions des langues nationales ont toujours été secondaires dans les programmes de dévelop-pement des anciennes colonies notamment celles de la France. La population illettrée n’a pas voix au chapitre et tout se passe comme si elles n’apportaient pas de contribution au développement du pays. Tous les programmes mis en œuvre au Burkina Faso et impliquant les langues nationales sem-blent être financés par des fonds extérieurs. Que ce soit dans le domaine de la presse, de l’éducation, du vote des lois, de la santé, ce sont des partenaires financiers extérieurs qui s’investissent et après les financements ces programmes s’arrêtent. Le problème est plus profond. On pourrait tenir le raisonnement suivant : l’Etat ne mesure pas l’impact de ces questions parce qu’il ne paie pas de frais médicaux, surtout pas pour les populations analphabètes. En effet, seuls quelques agents très privilégiés de l’administration publique bénéficient de prise en charge médicale. Les po-pulations burkinabé n’ont pas la culture de porter plainte devant des juridictions pour soins médi-caux non appropriés. Si tel était le cas, peut-être que les comportements changeraient un tant soit peu dans le sens d’une meilleure prise en compte des besoins des populations. En outre, les popula-tions qui peuvent porter plainte n’ont pas ce problème de barrière linguistique, ce qui fait que ce sont des sans voix qui le subissent. Toutes les questions qui ont amené les Etat Unis d’Amérique à recon-sidérer leur position vis à vis de cette difficulté sont vraies pour le Burkina Faso aussi. L’écart de développement entre ces deux pays est très grand mais il y a néanmoins des similarités importantes.
L’utilisation des membres de la famille comme interprète peut s'avérer catastrophique dans le cas de certaines maladies délicates. Celle de tierces personnes laisse dans les mains de personnes inexpéri-mentées des tâches ou quelquefois des secrets lourds à porter et comme le dit Valero-Garces et Ma-rin (2008), il n’y a pas de place pour la santé émotionnelle du patient dans de telles conditions.
La dernière conséquence que nous évoquons ici est qu'une population mal soignée est peu produc-tive et cela a des répercussions sur tout le développement général du pays.
Conclusions et recommandations
Les solutions proposées par les médecins eux-mêmes (Sanon-Ouattara 2016) étaient diversifiées et peuvent se résumer comme suit : formation et affectation d'interprètes compétents dans les forma-tions sanitaires, l'organisation de campagnes d’alphabétisation pour les patients afin de les initier au français basique, l'organisation à l'attention des médecins de cours intensifs d’alphabétisation dans la langue de la région où ils sont affectés avant de prendre effectivement service, affectation de médecins selon la langue locale qu'ils parlent, formation des agents paramédicaux chargés d’accompagner et de guider les patients dans les formations sanitaires. Ces derniers pourraient rece-voir des modules de formation en langues locales et éventuellement en traduction. La mise au point d’un répertoire bilingue de termes techniques pour les médecins par domaine d’intervention a été aussi proposée.
Le manque d’interprète dans les hôpitaux est un fait tangible. Son impact sur la fréquentation des centres de santé, sur la qualité de la prise en charge des patients et sur le développement local même reste à être démontré. Le Burkina Faso n’a pas atteint un niveau de développement qui lui permet de s’occuper des questions sociales comme dans certains pays développés, mais la question de la santé est une question primordiale qui nécessite une réflexion plus sérieuse. De petits pas peuvent être faits au niveau local pour soulager les populations. De futurs projets dans ce sens peuvent être exé-cutés de sorte à pérenniser les activités entreprises afin de ne pas perdre leur bénéfice dès la fin des financements étant donné qu’aucun financement ne peut être définitif. Les premiers concernés, c’est à dire le personnel soignant devrait s’impliquer davantage dans la recherche de solutions durables à ce problème embarrassant pour tous.
Nous proposons pour terminer que des études pluridisciplinaires soient menées avec les médecins, les sociologues, les économistes, les spécialistes de langues, les planificateurs, afin de mesurer l’impact de la non prise en compte de ces questions de langue sur la santé de la population et le dé-veloppement local; peut-être qu’ainsi, les gouvernements pourront introduire ces questions cruciales dans leur programme de développement.
Bibliographie
« Interprétation auprès des tribunaux » (1981). Actes du mini colloque les 10 et 11 avril 1980 à l’université d’Ottawa, Ottawa, éditions des universités d’Ottawa
ANGELELLI, Claudia V. (2004). Medical Interpreting and Cross- Cultural Communication, Cam-bridge, Cambridge University Press.
BATCHELOR, K., SAMBOU, A., SANON, E., YODA, L. A., « Traduction et Communication pour la Santé en Afrique de l’Ouest », atelier sur la « Traduction interlinguale et communication pour la santé au Burkina Faso : identification des problèmes et des bonnes pratiques », Université Ouaga I Pr Joseph KI-ZERBO, 23 octobre 2018.
BAIGORRI-JALON, Jesus (2015). « The history of the interpreting profession » in MIKKELSON Holly and JOURDENAIS Renée (eds.) (2015). The Routlege Handbook of Interpreting, London and New York, Routledge, pp. 11-28.
BANCROFT, Marjory (2015) « Community interpreting : a profession rooted in social justice » in in MIKKELSON Holly and JOURDENAIS Renée (eds.). The Routledge Handbook of Interpreting, London and New York, Routledge, pp. 217-235.
BONNET, Doris (1988). Corps biologique, corps social : procréation et maladies de l’enfant en pays mossi, Burkina Faso, Paris, ORSTOM, collection Mémoires n° 110.
CICOUREL, Aaron V. (1995). « Medical Speech Events as Resources for Inferring Differences in Expert Novice Diagnosis Reasoning » in QUASTHOFF, Uta M. (ed.). Aspects of Oral Communica-tion, Research in Text Theory, Berlin, New York, Walter de Gruyter, pp. 364-390.
CREZEE, H. M., MIKKELSON, Holly et MONZON-STOREY, Laura (2015). Introduction to Healthcare for Spanish-Speaking Interpreters and Translators, Amsterdam, John Benjamins.
CREZEE, Ineke H. M. (2013). Introduction to Healthcare for Interpreters and Translators, Amster-dam and Philadelphia, John Benjamins.
HALE, Sandra Beatriz (2007). Community Interpreting : Research and Practice in Applied Linguis-tics, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
HALE, Sandra and NAPIER, Jemina (2013). Research Methods in Interpreting : A practical Re-source, London, New Dehli, New York, Sydney, Bloomsbury
HERITAGE, John (1995). « Conversation Analysis : Methodological Aspects » in QUASTHOFF, Uta M. (ed.). Aspects of Oral Communication, Research in Text Theory, Berlin, New York, Walter de Gruyter, pp. 391-418.
HLAVAC, Jim (2017). "Brokers, dual-role mediators and professional interpreters: a discourse-based examination of mediated speech and the roles that linguistic mediators enact" The Translator, 23:2, 197-216, DOI 10.1080/13556509.2017.1323071
LEANZA, Yvan (2007). « Roles of Community Interpreters in Pediatrics as seen by Interpreters, Physicians ans Researchers » in PÖCHHACKER, Franz and SCHLESINGER, Miriam (eds.). Healthcare Interpreting, Amsterdam John Benjamins, pp. 11-34.
MINISTERE DE LA SANTE (2017). Annuaire statistique du ministère de la santé
NEWMARK, Peter (1983). « Introductory Survey » in PICKEN, Catrinoma (ed.)(1983). The Translator’s Handbook. London, ASLIB, pp. 1-17.
ROAT, Cynthia and CREZEE Ineke H.M. (2015). « Healthcare Interpreting » in MIKKELSON Holly and JOURDENAIS Renée (eds.). The Routledge Handbook of Interpreting, London and New York, Routledge, pp. 236-253.
SANON-OUATTARA, Féridjou E.G. (2016). « Intercultural Communication and Community In-terpreting in the Medical Setting in Burkina Faso » in Revue des Sciences du Langage et de la Communication ReSciLac Numéro 3 - 2nd semestre, pp. 189-219.
STAIANO, Kathryn Vance (1986). Interpreting Signs of Illness : A case Study in Medical Semiotics, Berlin, New-York, Amsterdam, Mouton de Gruyter.
VALERO-GARCES, Carmen (2007). « Doctor-Patient Consultations in Dyadic and Triadic Ex-changes » in PÖCHHACKER, Franz and SCHLESINGER, Miriam (eds.). Healthcare Interpreting, Amsterdam, John Benjamins, pp 35-51.
VALERO-GARCES, Carmen. & MARTIN, A. (Eds.) (2008). Crossing Borders in Community In-terpreting : Definitions and Dilemmas, Amsterdam /Philadelphia, John Benjamins.
Webographie
http://observatoire.francophonie.org/2018/synthese.pdf